OSCAR MÉTÉNIER – « Madame La Boule » (1890)

Edition reliée de la seconde édition « Dixième Mille » de 1893, à la Bibliothèque Charpentier.
Voilà la vérité. Le jour où vous êtes allés aux Folies-Bergère ensemble, Jeanne y a fait la connaissance d’une truqueuse très connue pour ses vices… D’une gousse, si vous voulez le savoir, Raphaële ! La fameuse Raphaële ! Une saleté qui, depuis dix ans, vit en ménage avec de pauvres filles qu’elle a empaumées comme elle essaye à présent d’empaumer votre femme ! Elle en a déjà eu deux de tuées sous elle et, comme à présent elle est seule, savez-vous ce qu’elle cherche ?… Je n’ai pas la preuve de ce que je vais vous dire mais j’en mettrais ma main au feu… Elle cherche à vous faire brouiller avec Jeanne, à qui elle a persuadé que vous êtes un individu de rien, ne cherchant qu’à vivre aux dépens de votre maîtresse.
La Boule blêmit. Le mal était encore plus grand qu’elle ne pouvait l’imaginer.
Elle veut la décider, continua Aline furieuse, à vous lâcher, et elle arrivera à ses fins, si vous n’y mettez bon ordre, car elle est fine et ne reculera devant rien pour aboutir. J’ai fait dès le début une observation amicale à Jeanne; elle m’a envoyée promener, et depuis ce jour, Raphaële vient passer chez vous des après-midi entières deux à trois fois par semaine… Je vous laisse à penser à ce qu’elles disent et ce qu’elles font, mais d’après ce que vous venez de nous raconter, il est clair que la petite y prend goût et subit déjà l’influence de sa nouvelle amie. Aussi, attendez-vous à tout !
La Boule se leva, tremblant de colère. Il serra la main d’Aline.
Ma chère amie, lui dit-il, je n’oublierai jamais ce que vous venez de faire pour moi. Je suis complètement édifié et je vois clair dans toute cette affaire. Dès demain matin, je vais aller trouver cette Raphaële, et vous verrez comment La Boule se venge… Quant à Jeanne, elle est et elle restera ma femme ! J’ai toujours été bon pour elle… Elle m’a trompé… Je me charge de la corriger d’une façon qui lui enlèvera l’envie de recommencer ! Encore une fois, merci !
Il mit son chapeau et se dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, M. Théodore lui mit la main sur l’épaule.
Mon cher, la colère est mauvaise conseillère. Qu’allez-vous faire ?
Je vais commencer mon exécution ce soir… Je finirai demain matin.
– Vous allez commettre quelque imprudence. Je ne vous laisse pas sortir. Asseyez-vous et causons.

La Boule hésita, puis il se laissa tomber sur le siège qu’avançait M. Théodore. Ses yeux brillaient, ses narines frémissaient. Il s’accouda sur la table, la tête dans ses mains et murmura :
Non, c’est trop raide ! Jeanne, un gosse pour qui je me suis sacrifié !… Jeanne… Me tromper avec une Raphaële ! Oh, la punition sera exemplaire.
M. Théodore souriait dans sa barbe. Il versa du rhum dans la tasse de La Boule.
Voyons, mon cher ! Un peu de calme ! Que diable ! C’est moins grave pourtant que si elle avait pris un amant !
– C’est pis !
prononça sourdement le jeune homme.
Et puis nous n’étions pas là, Aline ni moi… Notre hypothèse est peut-être fausse… Avant de prendre une résolution toujours grave dans des circonstances semblables, il serait peut-être utile de chercher à confondre les coupables…
– Que voulez-vous dire ?
– Je m’explique
, continua M. Théodore, qui mûrissait un plan. Avez-vous une clef de votre appartement ?
Oui, dit La Boule.
Eh bien, rien de plus facile ! Un jour que les deux femmes, se croyant sûres de n’être pas surprises, puisque vous êtes toujours absent l’après-midi, seront enfermées chez vous, entrez à l’improviste… Vous verrez bien.
– Tiens, c’est une bonne idée
, fit La Boule.
Théodore n’en a que de comme ça, dit Aline. Ah ! Ce sera rigolo de voir leurs têtes.
Seulement, continua le remisier, il faut que d’ici là, vous ne laissiez rien paraître; il importe qu’on ne puisse supposer que vous vous doutez de quelque chose.
Cela, ça me regarde, dit La Boule. Prenons seulement nos dispositions.
On tint conseil. La motion de M. Théodore prévalut. Il prenait un plaisir extrême à régler les détails de l’expédition, et il exposa son plan avec méthode, avec calme, comme s’il se fût agi d’une aventure dangereuse, importante, d’où dépendissent de nombreux et de graves intérêts.
Vous sortirez de chez vous à l’heure accoutumée, puis vous remonterez, en veillant à ce que personne ne puisse s’apercevoir de votre rentrée, et vous attendrez ici l’heure propice. Aline fera le guet et vous préviendra de l’arrivée de Raphaële. Vous ouvrirez sans bruit, et vous apparaîtrez au bon moment. Le reste vous regarde, et je n’ai point de conseils à vous donner.
La Boule remercia avec effusion M. Théodore, cet ami dévoué dont l’amitié ne se démentait pas, même dans des circonstances si pénibles pour lui, et les trois conjurés se donnèrent rendez-vous pour le lendemain.
Ce soir-là, et bien qu’il en brûla d’envie, le jeune homme ne demanda rien à sa maîtresse. Il avait le coeur oppressé et il sentit, pour la première fois, quelle place elle occupait dans sa vie.
Jamais elle ne lui avait semblé plus jolie ni plus désirable. Et c’était elle, elle, la première femme qu’il eût aimée et qui s’était jadis donnée à lui si ingénûment et si complètement, qui aujourd’hui le trompait avec une traînée, que les autres femmes se montraient du doigt !
Et il avait fallu que des étrangers lui ouvrissent les yeux, son amour ayant été assez aveugle pour ne rien voir ! Comment avait-il pu ne pas être frappé tout de suite du changement subit et anormal de Jeanne à son égard ?
À plusieurs reprises, il dut se retenir pour ne pas éclater, lui demander compte de l’infamie de sa conduite. Seul, l’espoir d’une vengeance éclatante qu’il méditait arrêta les paroles sur ses lèvres. Il se soulagea en adressant à sa maîtresse quelques questions banales :
Es-tu contente, ce soir ?
Oui, assez ! Ça ne va pas mal.
Tu dois connaître beaucoup de monde, maintenant. As-tu revu la femme qui est venue te raccrocher le jour où nous sommes allés aux Folies-Bergère ensemble ?
Oui, je la revois quelquefois…. De loin en loin. C’est une gentille camarade.
La Boule craignait de se trahir. Bien qu’il fut indigné du ton calme qu’affectait Jeanne en parlant de sa complice, il mit fin à son interrogatoire.
Il ne dormit pas de la nuit et se leva de bonne heure, pris d’un besoin de locomotion qui le fit remonter sans but l’avenue des Champs-Élysées jusqu’au rond-point de l’Étoile. Il marchait tête nue, son front brûlant de fièvre caressé par l’air frais du matin, préoccupé de la façon dont il exercerait sa vengeance.
Toute la nuit, il avait roulé mille projets dans son esprit, ne s’arrêtant à aucun, rêvant des supplices atroces…
Il revint à l’heure du déjeûner, l’âme un peu rassérénée; puis, aussitôt après le café, il prétexta une affaire importante, qui le retiendrait tout l’après-midi et le forçait de s’absenter plus tôt, et il sortit.
Dix minutes après, il était de retour chez Aline et attendait impatiemment l’arrivée de Raphaële. Il paraissait maintenant sûr de lui-même, et sans vouloir faire connaître le parti auquel il s’était arrêté, il avait déposé dans un coin un paquet soigneusement ficelé et recouvert d’un journal.
Mais son attente fut déçue. À trois heures, Jeanne, en grande tenue, partit seule, après avoir soignesuement fermé sa porte.
La Boule ne pensa même pas à la suivre. C’est chez lui, dans cet appartement qui ne devait être témoin que de ses amours à lui, qu’il voulait punir les coupables.
Ça sera pour demain, dit Aline.
Il se résigna bien malgré lui, désolé du retard imposé par la nécessité, comme s’il eût craint de ne plus se sentir, après vingt-quatre heures, le courage de procéder à l’exécution.
Il resta si sombre, toute la soirée et toute la nuit, que Jeanne elle-même s’en émut.
Tu ne manges pas… Tu es tout triste, tu as donc quelque chose ? lui demanda-t-elle, lorsque, en rentrant à deux heures du matin, elle le trouva étendu tout pensif sur sa chaise longue. Pourquoi n’es-tu pas couché ?
Pour rien ! répliqua-t-il brusquement
Oh, dès l’instant que tu me réponds comme ça, dit-elle d’un air offensé, ne crains rien ! Je ne te demanderai plus rien.
Elle se mit au lit sans mot dire, et s’endormit paisiblement.
Comment peut-on dormir d’un sommeil si tranquille, se demanda La Boule, quand on devrait avoir la conscience bourrelée de remords ? Ainsi, moi qui ne suis, en somme, dans cette affaire que la victime… et aussi le justicier, je ne puis prendre une heure de repos ! Il faut qu’elle soit bien coupable, bien endurcie dans le crime, puisque moi, dont la conduite est cependant pure et exempte de reproche, je suis tué, assassiné par la contrainte que je suis forcé de m’imposer, par l’hypocrisie qu’il me faut déployer depuis deux jours pour ne pas me trahir. Elle, il y a des semaines et des mois que ça dure !
Et la tentation lui venait de saisir la jeune fille, de la traîner à terre en lui jetant son infamie à la face, de meurtrir et de défigurer ce corps si blanc qu’elle lui avait donné cependant, pour qu’elle n’osât plus jamais l’offrir à personne !
Car il l’aimait au fond, il l’aimait à en crever, et c’est pour ça qu’il souffrait tout…
Soudain la bougie, qui s’usait lentement au fond du chandelier, s’éteignit et La Boule se trouva dans l’obscurité. Quand il ne vit plus sa maîtresse, une réaction se fit dans son esprit, apaisa sa colère… Il se déshabilla, se glissa près d’elle sous la couverture et, la tête enfouie sous son oreiller, il pleura silencieusement…
Le lendemain, il était à son poste et faisait distraitement un piquet avec M. Théodore, quand, à trois heures, Aline vint le prévenir. Raphaële venait d’arriver.
La Boule se leva, blanc comme un linge, et courut à la porte. M. Théodore dut l’arrêter.
Attendez ! Attendez un moment ! Laissez leur le temps moral !
– C’est juste ! fit-il, et il réclama le paquet qu’il avait déposé la veille. De ses doigts tremblants, il dénoua la ficelle et tira du journal dans lequel il était enveloppé, un balai de bouleau, acheté chez un charbonnier.
Il en détacha une poignée des plus fortes brindilles, choisissant les plus vertes et les plus longues. Quelques unes portaient encore des feuilles.
Aline et M. Théodore, toujours souriants, le regardaient sans mot dire; puis, quand il se fut assuré qu’il avait bien en main son faisceau de verges :
– Allons ! dit-il, les dents serrées, et vous allez voir la fouaillée !
Ses yeux, un peu hagards, étaient injectés de sang. Aline et Théodore se glissèrent derrière lui.
La Boule ouvrit sans bruit la porte d’entrée, traversa le palier, la salle à manger, puis il tira brusquement à lui la porte de la chambre à coucher.
Les deux femmes, déjà nues, étaient assises sur le tapis. Elles poussèrent un cri, se relevèrent d’un bond, et restèrent un instant stupéfaites devant cette apparition inattendue. Puis Jeanne courut se réfugier derrière la chaise longue, tandis que Raphaële, pâle comme la mort et les yeux démesurément ouverts, saisissait à la hâte sa chemise dont elle essayait de se vêtir.
La Boule voulut parler, mais les paroles s’étranglaient dans sa gorge, il ne put prononcer qu’un mot :
– Tas de salopes !
Et il marcha sur Raphaële qu’il ne quittait pas de l’oeil. L’autre recula, épouvantée par la face blême de cet homme qui s’avançait toujours. Elle eut la sensation qu’il allait la tuer, elle cria :
– Laissez-moi tranquille… je ne vous connais pas !
La Boule lui arracha sa chemise, la saisit par un bras et la traîna au milieu de la chambre.
Alors Jeanne bondit et s’accrocha après le jeune homme, des mains de qui elle s’efforça d’arracher son amie.
Ne la touche pas ! Je te défends de la toucher, entends-tu ?
Ah, tu la défends ! hurla La Boule, eh bien, il ne manquerait plus que cela ! Crains rien, tu vas avoir ton tour tout-à-l’heure !
Cette fois, il voyait rouge; il lâcha un instant Raphaële, leva les bras et, d’un coup de poing terrible, il frappa sa maîtresse, qui roula au bout de la chambre. On entendit un bruit sourd, suivi d’un grand cri. La tête de Jeanne avait porté sur l’angle de l’armoire à glace et, du front fendu, une large rigole de sang coulait jusque sur les épaules de la jeune fille.
Mais rien ne pouvait calmer la fureur de La Boule.
Il avait ressaisi Raphaële et lui avait ployé le corps en deux en la maintenant par un collier de force, le coup favori des lutteurs, la nuque sous son bras gauche; puis, de sa main droite armée de verges, il commença à faire pleuvoir une grêle de coups sur la croupe de la jeune femme.
La misérable se tordit en hurlant; elle s’accrochait aux jambes de son bourreau, essayant de se dégager de l’étreinte puissante qui la tenait immobile.
Dans l’entrebaillement de la porte, Aline tapait des mains, de joie, tandis que M. Théodore, les yeux demi-clos, passait sensuellement sa langue sur ses lèvres, jouissant du spectacle avec un plaisir sadique.
Dès les premiers coups, de longues zébrures, en relief, rouges puis bleuâtres, se dessinèrent sur la peau lisse de Raphaële, ses cris terribles s’étranglèrent bientôt dans sa gorge de plus en plus comprimée par le bras de La Boule, se terminant en sanglots entrecoupés de râles sourds…
Le supplice continuait sans relâche; de toutes parts, sous l’effort répété du justicier, les marques s’enchevetraient, striant ineffaçablement les reins et les cuisses. Des brindilles de bois, brisées dans la main du bourreau, s’envolaient.
Tout à coup une ligne sanglante apparut, puis des gouttes vermeilles stillèrent, ruisselèrent plus abondantes, coulèrent dans le pli des aines, et la croupe entière, gonflée, tuméfiée, violette, se raidit.
M. Théodore, devenu subitement sérieux, voulut intervenir, mais le jeune homme le repoussa brutalement. À présent, les verges s’imprimaient en creux, se rougissant dans les sillons sanguinolents qu’ils formaient dans la chair meurtrie…
Enfin, la dernière branche se brisa, La Boule ouvrit le bras, et le corps de Raphaële roula inerte sur le plancher. Les yeux de la malheureuse sortaient de leurs orbites, hagards, au milieu de sa face décomposée, congestionnée…
Les membres tordus par une souffrance aiguë, elle n’osait faire un mouvement, craignant qu’une révolte ne redoublât la rage de son bourreau.
Voilà pour une ! fit La Boule en la repoussant du pied. Maintenant, passons à l’autre !
Et il s’avança vers Jeanne qui, assise par terre, à moitié aveuglée par le sang qui coulait de son front, mais insoucieuse de son propre mal, considérait cette scène avec épouvante.

On se souvient principalement d’Oscar Méténier – et encore pas tout le monde – comme le fondateur en 1896 du Théâtre du Grand Guignol, qui pendant 15 ans présenta de nombreuses pièces sanglantes ou sordides, principalement écrites par André de Lorde, Maurice Level ou Oscar Méténier soi-même. Pourtant, la personnalité de Méténier ne saurait se résumer à ce genre éphémère : ancien policier, issu d’une lignée d’auxiliaires de police, Oscar Méténier fut au début de sa carrière un fervent naturaliste, partisan d’un réalisme cruel, comme chez Emile Zola ou les frères Goncourt, auxquels il voue une admiration particulière. (« Madame La Boule » est dédicacé à Edmond de Goncourt, et reprend une thématique qui n’est pas sans évoquer « La Fille Élisa »).
Néanmoins, il est à peu près certain que son admiration pour les naturalistes fut très modérément réciproque, même s’il fréquenta Edmond de Goncourt et adapta plusieurs de ses romans en pièces de théâtre. Edmond de Goncourt ne parle d’Oscar Méténier dans son célèbre Journal que comme un simple homme de théâtre et un agréable pourvoyeur d’anecdotes. Pourtant, la principale discipline d’Oscar Méténier, c’est en fait le récit naturaliste : il nous a laissé pas loin d’une quarantaine de romans, la plupart fort volumineux pour l’époque, presque tous consacrés aux bas-fonds des villes, et principalement aux prostituées, dont il détaille par le menu les existences misérables et les déviations sexuelles de leurs clients. Cependant, là où les frères Goncourt se sont penchés sur les bas-fonds de toute la hauteur cynique et condescendante de leur rang aristocratique, Oscar Méténier se met véritablement « dans la tête » de ses personnages, dont les aventures scandaleuses et les intrigues amorales sont décrites « de l’intérieur », en adoptant le regard de personnages vivant en marge, ayant leur propre morale, leurs propres valeurs, leurs propres conceptions de ce qu’il est « normal » de faire.
En ce sens, « Madame La Boule » est l’une de ses œuvres les plus emblématiques, et qui fut aussi la seule à valoir à son auteur une condamnation judiciaire pour outrage aux bonnes mœurs. On peut juger l’époque sévère, mais il faut bien reconnaître que plus d’un siècle après sa parution en 1890, « Madame La Boule » est un roman d’une cruauté, d’une violence et d’une lubricité telles que même en ce XXIème siècle, sa publication serait excessivement difficile. Oscar Méténier nous entraîne en effet dans un roman si crû et si brutal que même les esprits les plus blasés et les plus dessalés ne peuvent en sortir que profondément choqués. Je crois qu’on a rarement été aussi loin en littérature avec une telle complaisance sordide, mise au service de la vérité absolue, avec en plus un incroyable talent narratif sacrifiant tout à cette expression de la vérité des faits divers les plus épouvantables, faisant le portrait odieux – mais sans doute bien plus réel que les images d’Épinal que l’on a préféré en garder – du Paris nocturne, entre Pigalle, le quartier de La Chapelle et celui de Montmartre. « Madame La Boule »  est une plongée immersive et réaliste dans un sous-prolétariat hideux, désespéré, amoral, sanguinaire et obsédé par l’argent. Nous sommes loin ici des peintures d’Henri de Toulouse-Lautrec, et pourtant il s’agit bien du même univers, mais dans toute la crudité de sa misère, une misère qu’Oscar Méténier, fidèle au dogme naturaliste, dissèque avec la précision d’un chirurgien et nous jette au visage comme un organe à peine amputé et encore palpitant, presque agonisant.
Pourtant, toute la force littéraire de ce roman, c’est de ne pas être encore du Grand Guignol : les traits ne sont pas forcés, ils ne sont douloureux que par leur exactitude rigoureuse, car à aucun moment, Oscar. Méténier ne nous présente un roman dans les règles de l’art. Son expérience d’homme de théâtre est ici fort précieuse. Nous lisons moins une histoire que nous ne la voyons défiler devant nos yeux. Il y a là une sensation d’évènements en temps réel, que l’on ne retrouvera guère que dans les enquêtes policières. Cela confère d’ailleurs à ce roman une surprenante modernité narrative, que renforcent encore les très longs dialogues qui parsèment le récit, et qui permettent aux personnages de se présenter eux-mêmes comme ils le feraient dans une pièce de théâtre ou un film.

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« Madame La Boule », c’est en fait le bref et tragique destin de Jeanne Rousselet, petite fille vivant dans un milieu ouvrier misérable à Paris dans les années 1880, quartier de la Chapelle. Ayant perdu sa mère encore enfant, Jeanne ne va pas à l’école et devient blanchisseuse à seulement dix ans pour subvenir aux besoins du foyer, son père sombrant dans l’alcoolisme. Lorsqu’elle atteint son douzième anniversaire, elle est sauvagement violée par son père – et rien ne nous est épargné du déroulement de ce viol. C’est par la suite tous les jours qu’elle subit les assauts brutaux et maladifs de son père. Au bout de deux ans, n’en pouvant plus, elle se réfugie chez une voisine, Mme Gardette, ancienne communarde, devenue anarchiste et antimilitariste depuis que son mari et l’un de ses fils sont tombés à Sedan en 1870. La vieille Gardette est une mégère gouailleuse qui ne se laisse pas impressionner par les menaces du père Rousselet, quand il tente de ramener sa fille par la force. Qui plus est, son cadet reste avec elle, Jules Gardette, un colosse à face de brute, redouté pour ses crises de violence qui l’ont déjà amené plusieurs fois en prison. Sa silhouette massive et un peu ronde l’ont fait surnommer dans le quartier « La Boule », un sobriquet qu’il revendique fièrement comme s’il était un chef de bande. La Boule est prêt à massacrer le père Rousselet ou qui que ce soit d’autre qui prétendra rendre Jeanne à ce père vicieux et sans scrupule. Face à tant d’adversité, le père Rousselet abandonne sa proie, se claquemure dans sa maison, et après quelques vaines plaintes à la police, se résigne à vivre seul.
Jeanne de son côté apporte son maigre salaire de blanchisseuse aux Gardette qui l’hébergent, mais il suffit à peine à couvrir les frais qu’elle leur cause. Déjà intrigante et calculatrice, et quelque peu en manque des étreintes de son père, dont elle a déjà un peu oublié le dégoût, Jeanne n’a aucun mal à séduire La Boule et à en faire son amant, pour asseoir sa situation. C’est pour elle néanmoins une découverte des sens qui fait vaciller les flots de son jeune cœur. L’amante par intérêt devient une adolescente éprise. On parle alors de mariage, et tout cela pourrait bien se terminer si La Boule au sortir d’un bar, réagissant avec sa brutalité habituelle à une remarque salace lancée par un ouvrier italien, n’infligeait au malotru une correction tellement violente que l’homme tomba mort sur le trottoir, le visage et les dents fracassés à coup de poings par La Boule.
Rentré chez sa mère, en compagnie de Jeanne, ignorant que son adversaire est mort, La Boule voit débouler au domicile familial les agents de police qui viennent l’arrêter. La Boule résiste et commence à frapper les policiers, sa mère se met aussi de la partie en hurlant comme une possédée « Vive l’Anarchie », et les agents ne viennent à bout de ces deux enragés qu’en les assommant à coup de matraques. Jeanne, terrifiée et cachée dans un coin, n’est pas remarquée.
La mère Gardette, en dépit de son grand âge, est lourdement condamnée à plusieurs années de prison, dont, lucide, elle sait qu’elle n’en sortira pas vivante. Partiellement innocenté par les témoignages de clients du bar devant lequel il a assassiné l’homme qui avait insulté sa fiancée, La Boule s’en tire avec seulement six mois de prison…
Jeanne pense pouvoir tenir durant ces quelques mois en gardant et en entretenant le foyer des Gardette, mais le propriétaire l’incite à quitter le logement, qu’il compte louer à une famille plus présentable. Jeanne est donc priée de déguerpir elle aussi, puisque de nouveaux locataires seront bientôt installés là. Désormais à la rue, Jeanne n’a pas d’autre choix que de revenir chez son père. Au début, le père Rousselet est sincèrement ému et promet de ne plus toucher à sa fille. Mais lorsqu’il est ivre, les mêmes démons le reprennent, et il ne tarde pas à recommencer à violer Jeanne.
Chaque jour, à midi, Jeanne se restaure dans un petit boui-boui où déjeune aussi à la même heure Louis Dupré, un jeune artisan ébéniste du quartier. Dupré a remarqué Jeanne, et ému par son jeune âge et sa beauté triste, il lie connaissance avec elle. C’est un homme profondément doux, qui ressent sans la comprendre la détresse et la solitude de Jeanne. En bon artisan, il s’est pleinement donné à son métier, il ne sait pas grand chose de l’amour, mais souffre terriblement de sa solitude. Jeanne le trouble profondément, il la trouve sérieuse et déterminée pour son âge. Il aimerait en faire son épouse. Bien qu’il soit plus âgé, il est totalement soumis, dévoué, à cette jeune femme qu’il idéalise. Jeanne, elle, n’a que mépris pour cet homme veule et peu viril, dont elle ne sait pas apprécier la gentillesse et le dévouement, mais ce pauvre imbécile l’intéresse. Il met à disposition de Jeanne ce qu’elle recherche désespérément : un toit.
Quittant définitivement son père, qui la dénonce à la police puis qu’elle dénonce elle-même comme violeur, Jeanne s’installe avec Louis Dupré, et ne tarde pas à se comporter avec ce trop doux compagnon en marâtre dominatrice, sans compter que tous deux restant peu expérimentés sexuellement, Jeanne s’ennuie ferme dans ses bras, et nourrit une rancune qui se manifeste en mauvaise humeur permanente. Mais Louis supporte tout, avec une totale soumission, et ainsi, il parvient à la convaincre de l’épouser au bout de cinq mois de vie commune.

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Mais deux jours avant le mariage, La Boule, fraîchement libéré, ressurgit. Il n’a aucun mal à découvrir la nouvelle villégiature de Jeanne. Il se montre en bas de leur immeuble jusqu’à ce qu’elle l’aperçoive. La première intention de Jeanne est de faire comprendre à La Boule qu’elle va se marier, qu’il faut bien qu’elle vive, et qu’il doit renoncer à elle. Mais ces six mois de prison ont donné à La Boule une maturité et un charme nouveau, auquel Jeanne, frustrée sexuellement, se laisse volontiers prendre. De plus, Jules n’a plus rien, ni argent, ni maison, et tout ça a été sacrifié à l’honneur de Jeanne, qui s’en trouve assurément flattée. Elle décide de plaquer Louis Dupré, et de s’enfuir avec son ancien camarade. Quelques heures avant son mariage, elle dérobe toutes les patientes économies de Louis pour s’enfuir avec La Boule, avec une petite fortune en poche. Elle est confiante en son larcin, elle sait Louis Dupré trop faible, trop amoureux et trop lâche pour porter plainte contre elle.
La fortune de Dupré permet à La Boule et à Jeanne de faire bombance pendant quelques mois. Jeanne insiste, malgré les retenues de son compagnon, pour se faire tatouer sur l’épaule « À La Boule Pour La Vie ». Elle l’ignore encore, mais cette lubie, la première d’une longue série, causera sa perte…
Devenant bookmaker, avec des hauts et des bas, La Boule achève de dépenser le peu qu’il reste. Que faire alors ? La réponse est vite trouvée : Jeanne va simplement travailler comme toute jeune fille misérable se doit de faire : elle va se prostituer. D’abord atterrée et désespérée par cette demande formulée non seulement par son compagnon mais aussi par son ami tatoueur et sa compagne elle-même prostituée, lesquels insistent bien sur l’absolue normalité de ce travail, Jeanne finalement se prend au jeu avec une étonnante candeur, et, ravie de gagner autant d’argent en faisant si peu de choses, elle en arrive à faire preuve d’un tel zèle qu’elle n’a bientôt plus de soirées à consacrer à La Boule, lequel se morfond mais prend goût à l’argent que Jeanne rapporte chaque jour.
Jeanne a aussi la chance de rencontrer une personnalité influente de la prostitution de luxe, un personnage puissant et débonnaire qui se fait appeler « Mon Oncle ». Ce vieillard lubrique mais grandement organisé se fait une spécialité de ramasser en pleine rue de jeunes prostituées en herbe, et d’en faire des cocottes de luxe qu’il introduit dans les cabarets de Paris. « Mon Oncle » installe Jeanne dans un immeuble dont il est propriétaire, où sont logées toutes les prostituées qu’il a découvertes. Il ne leur demande aucun loyer et paye tout rubis sur l’ongle, jusqu’à ce que les « cocottes » soient suffisamment riches et célèbres pour pouvoir subvenir seules à leurs besoins. « Mon Oncle » confie Jeanne à sa nouvelle voisine Aline, une cocotte expérimentée, en couple avec Théodore, son souteneur, un vieillard érudit, habile en intrigues et bookmaker en dilettante, tout juste comme La Boule. Très vite, Théodore va prendre une grande importance dans la vie de Jeanne et de son compagnon.
Un soir, Jeanne sympathise avec une autre prostituée, Raphaële, une fille étrange qui se révèle lesbienne. Elle s’amourache de Jeanne, et fait découvrir à la jeune fille des plaisirs nouveaux dont elle ignorait tout, et dont elle devient vite dépendante. Cet émerveillement des sens ôte tout désir de Jeanne pour La Boule, qui se désespère de cet éloignement de la femme qu’il aime. Il passe le plus clair de son temps aux courses hippiques, afin de se changer les idées, sans soupçonner que pendant ce temps, Raphaële rejoint Jeanne dans son appartement, où les deux femmes passent la journée à s’aimer.
Néanmoins, Aline a aperçu Raphaële entrer chez Jeanne à plusieurs reprises, et s’ouvre de son inquiétude à Théodore. Ce dernier décide d’agir. Raphaële est connue, et jouit d’une sinistre réputation. Elle n’est pas uniquement une lesbienne, c’est un être pervers qui cherche à exercer une emprise totale sur les femmes qui tombent sous sa coupe. Elle a déjà poussé au suicide deux ex-amantes, et Jeanne elle-même, qui n’ose encore se l’avouer, commence à ressentir la jalousie possessive et maladive de cette femme qui la tient par les sens, et veut imposer sa dépendance.
Théodore révèle tout à La Boule et les deux hommes tendent un guet-apens à Jeanne et Raphaële. Alors qu’elles sont en plein ébat, La Boule surgit dans l’appartement armé d’un boisseau de branches de bouleau. Assommant Jeanne d’uncoup de point, il attrape Raphaële, la plaque contre lui, et déverse sur son corps une centaine de coups de verges jusqu’à ce qu’elle perde conscience et que sa peau ne soit plus qu’un immense hématome. Puis l’attrapant sous son bras, il la jette sur le trottoir, encore à demi-nue. Alors qu’il veut faire subir le même sort à Jeanne, Théodore et Aline s’interposent, jugeant que la punition est suffisante, et qu’il ne faut pa soublier que Jeanne doit pouvoir continuer à vendre son corps pour alimenter le foyer.
Quand Jeanne reprend ses esprits, elle ne peut s’empêcher, de par sa nature inconstante, de ressentir une bouffée d’amour pour La Boule, qui a prouvé une fois de plus à quel point il tenait à elle. Hélas, si tout s’arrange entre La Boule et Jeanne, cette dernière n’en reste pas moins nostalgique des caresses expertes de Raphaële, La Boule étant hélas inéducable en matière d’érotisme. Elle finit par s’en ouvrir à Théodore, cet homme sage qui sait tout. Et parce que Théodore sait tout, il sait aussi comment faire l’amour à Jeanne aussi bien que Raphaële. Jeanne se laisse volontiers convaincre, et Théodore, en devenant son amant secret et attentionné, restaure totalement l’harmonie entre la jeune fille et son compagnon officiel.
Jeanne, étant devenue une dame riche et bien installée, même si sa profession demeure inavouable, se rabiboche avec une lointaine famille qui a recueilli son père, désormais gâteux, et un de leurs voisins professeur de chant, l’ayant croisée enfant, se souvient qu’elle avait une jolie voix. Il la convainc de participer à un petit récital de charité, où elle se montre une chanteuse exceptionnelle. Transfiguré par cette découverte, le professeur de chant la présente à la directrice du très populaire cabaret, l’Eldorado, et fait faire à Jeanne un bout d’essai. Le disque n’existant pas encore en ce temps-là, le succès d’une artiste est exclusivement scénique. Des concerts sous forme de festivals ont lieu ponctuellement, accroissent la popularité d’une chanteuse qui peut gagner ainsi beaucoup d’argent…

900_VINTAGE-POSTER_Belle Epoque Period Poster for Eldorado Music Hall by Jules Cheret, 1895-gigapixel-scale-6_00x
Chacun à l’Eldorado est conquis par la voix et le charme de Jeanne. Elle est rapidement lancée sous le pseudonyme « coquin » de Jenny (les femmes américaines ayant alors la réputation d’être plus délurées que les françaises). Le succès est immédiat ! La Boule et Théodore talonnent de près leur pouliche, et entendent bien avoir leur part du gâteau, mais dans ce milieu artistique, leur apparence dérange. Ce sont deux petits malfrats issus de la pègre, leurs manières et leurs tenues en témoignent et ils ne trompent personne. Déjà, la directrice de l’Eldorado s’efforce de trouver pour Jeanne des tenues de scène qui cachent son tatouage. le tatouage était alors exclusivement le signe de reconnaissance de la pègre. Une femme tatouée inspirait la méfiance, il fallait cacher cela au public. Tout le monde pousse Jeanne à se débarrasser de ses deux boulets, y compris Aristide Bruant, avec lequel elle partage désormais la scène, y compris « Mon Oncle », enchanté du succès de sa jeune protégée et qui est en mesure de présenter à celle-ci un colonel de très haute famille, amoureux fou de « Jenny », et qui est prêt à faire d’elle la femme la plus riche et la plus enviée de Paris. Jeanne a trop vécu dans la misère et le dénuement pour laisser une si belle occasion. Le colonel est un benêt, qu’il est facile de mener par le bout du nez. Il offre à sa dulcinée un appartement immense sur les Champs-Élysées, et laisse Jeanne le décorer à son goût, quel qu’en soit le prix.
Le colonel n’a qu’une exigence : la fidélité. Maintes fois trompé, il avertit Jeanne que sa confiance ne sert qu’une fois. Jeanne n’a donc pas d’autre choix que de maintenir le plus possible éloignés La Boule et Théodore, mais ceux-ci ne tardent pas à deviner que Jeanne veut durablement les évincer. Le hasard fait d’abord bien les choses : retourné à ses activités de bookmaker, La Boule sombre dans une nouvelle crise de violence, qui l’expédie à nouveau en prison pour un an. Reste Théodore, mais il est quelque part plus dangereux, car plus intelligent. Elle s’efforce de le voir de temps à autres, si possible hors de chez elle pour ne pas avoir à recoucher avec ce vieillard. Elle espère que traîner en sa compagnie dans des endroits où elle fut jadis connue finira par revenir aux oreilles d’Aline, qui remettra le grappin sur son protecteur. Mais atteinte gravement d’une maladie sexuelle qui altère ses facultés mentales, Aline, lorsqu’elle apprend que Théodore a été vu avec Jeanne, est prise d’une colère tellement brutale qu’elle tente de tuer Théodore avec un tison de cheminée brûlant. L’homme en réchappe, mais atrocement défiguré. Jeanne s’en réjouit, et s’empresse de couper définitivement les ponts avec Théodore, s’offrant même les services d’agents de sécurité pour l’empêcher de se présenter chez elle. Jeanne se croit enfin délivrée de cet encombrant passé…

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La jeune femme est alors au sommet de sa carrière. Sortie du ruisseau, elle est devenue une grande artiste de cabaret. Il ne manque qu’une chose à son bonheur : l’amour, le vrai, un sentiment qui ne serait pas induit par la quête d’argent où l’instinct de survie. Il finit par se présenter sous le visage fort beau d’un jeune admirateur, pensionnaire de l’école d’officiers de Saint-Cyr, et avec lequel Jeanne entame une romance discrète, afin de ne pas inquiéter son colonel. Mais cette expérience amoureuse idéale l’amène à réaliser la vanité de la richesse et de la célébrité. Elle songe de plus en plus à arrêter sa carrière artistique et à épouser son beau militaire.
Hélas, remis de sa tragique blessure, et décidé même à en tirer parti, Théodore, dont le phrasé et le bagout sont les plus grandes armes rhétoriques qui soient, contacte la presse à scandales, et y raconte l’histoire vraie et immorale de la fameuse « Jenny ». Très vite, tout le passé de Jeanne, fait les choux gras de la presse, et elle est accusée en plus d’avoir abandonné son vrai fiancé à la prison, et son tuteur handicapé à la misère. La série d’articles révélant au grand jour son passé trouble met fin à la carrière artistique de Jeanne. Ses collègues font semblant de ne pas la reconnaître, et la patronne de l’Eldorado déclare que Jeanne ne peut plus continuer à chanter sur scène. Comme de bien entendu, le colonel qui l’entretient la congédie, même s’il a l’élégance de lui laisser l’appartement des Champs-Élysées. Jeanne prend sa chute avec philosophie : il lui reste toujours son fiancé militaire. Mais le jeune homme fait aussi comprendre, avec gêne, que leur histoire est désormais terminée. À ses côtés, Jeanne avait découvert le raffinement des sentiments bourgeois. Elle expérimente à présent l’hypocrisie et l’égoïsme qui en sont les revers.
Chassée de partout et sans plus aucune ressource, sauf celle de se prostituer à nouveau, Jeanne finit par se résigner à vendre son immense appartement, pour une coquette fortune qui la fera vivre quelques années. Elle repense alors à Louis Dupré, cet artisan qu’elle devait épouser et qu’elle avait abandonné en subtilisant ses économies… Un remords soudain la saisit, et elle décide de retourner à l’atelier où travaillait l’ébéniste.
Bien des années se sont écoulées depuis, mais elle a la surprise de retrouver Louis Dupré désormais directeur d’un petit magasin de meubles qui a succédé à l’atelier. Sous le coup du chagrin et de la précarité financière, Louis Dupré s’était jeté à corps perdu dans le travail, et l’opiniâtreté et le dévouement de cet ouvrier modèle finirent par être récompensés. L’atelier s’étant doublé d’un commerce, le directeur, avant de prendre sa retraite, installa Dupré au poste qu’il quittait. Le jeune homme, au final assez heureux et nullement rancunier, est émerveillé de revoir Jeanne, dont il ignore ce qu’elle a pu devenir après son départ. Celle-ci de son côté est charmée de retrouver un Louis Dupré plus mûr, plus affirmé, virilisé par ses responsabilités. C’est avec une grande joie qu’elle restitue au jeune homme l’argent qu’elle avait volé, et avec une grande émotion qu’il le reçoit. D’autant plus, comme il le révèle, qu’il en aura sans doute bienplus besoin d’ici peu qu’à l’époque où Jeanne l’a quitté, car s’il est directeur de son magasin de meubles, il n’est propriétaire ni du fond ni des murs. Or, le vrai propriétaire a décidé de tout vendre, à un prix excessif que Louis ne peut pas payer. Sentant qu’elle a enfin l’occasion de faire dans sa vie quelque chose de bien, Jeanne annonce qu’elle va tout acheter, les fonds et le mur. Elle n’y pose qu’une condition : pouvoir en être la vendeuse, se tenir au comptoir, recevoir les clients, prendre les commandes, avoir un vrai métier. Louis Dupré accepte, mais il pose aussi sa condition : que Jeanne accepte – enfin – de l’épouser. Et Jeanne y consent.
Pendant un peu plus d’une année, Jeanne va être heureuse, vraiment heureuse pour la première fois de sa vie, de mener une vie simple et honnête qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de vivre auparavant. Mais voilà que, fraîchement libéré, La Boule se manifeste à nouveau. Il envoie un message à Jeanne, en donnant un rendez-vous nocturne auquel elle ne se rend pas. Puis sans le moindre scrupule, il pénètre le jour suivant dans sa boutique et ordonne à Jeanne de faire sa valise et de le suivre. Mais Jeanne ne peut pas, et elle ne veut pas. Elle est mariée, elle tient à sa nouvelle vie, et elle propose à la Boule tout le restant de ses économies pour qu’il disparaisse et se fasse oublier. Mais La Boule n’a que faire de l’argent, il ne veut que Jeanne, puisqu’il a tout perdu, et s’il ne peut pas l’avoir, alors personne d’autre ne l’aura… 

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« Madame La Boule » s’achève sur le monstrueux assassinat de Jeanne par son ancien amant, et la violence de cette dernière scène laisse le lecteur véritablement assommé.
Car oui, malgré tous ses défauts, sa fourberie, sa rouerie, son inconstance, il est bien difficile de ne pas tomber amoureux de Jeanne Rousselet au fil de ces pages scandaleuses, tant elle est la figure étonnamment candide d’un éternel féminin balloté par la misère et la corruption. Son destin à la fois tragique et superbe, qu’elle traverse comme dans un rêve, reste encore, plus d’un siècle plus tard, d’un incroyable réalisme et d’une grande modernité littéraire. « Madame La Boule » est aussi un portrait grinçant du Pigalle et du Montmartre d’une certaine époque,  dont on aime ordinairement à garder un souvenir romantique et taillé pour le tourisme. Ces deux quartiers nous apparaissent ici dans toute l’âpreté froide d’un milieu noctambule obnubilé par l’argent, le profit, les escroqueries et même – déjà – les accointances avec la pègre. On est surpris de lire qu’en 1890, un cabaret axait déjà sa programmation sur des ciblages de publics, en recourant à des opérations d’affichage censés « lancer » un artiste, avec une expérience minutieuse de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. On est ébahi de découvrir une prostitution, alors largement tolérée, qui n’avait rien d’arbitraire et de chaotique, qui était même une industrie du sexe encore plus méthodique que celle d’aujourd’hui.
« Madame La Boule » est une immersion en apnée dans les bas-fonds les plus laids de la Belle-Époque, et ce qui est bouleversant, c’est à quel point, au sein de cette époque dont les goûts artistiques et les mentalités paraissent figés dans le temps, cet envers du décor, cette peinture du vice et de la misère, est totalement intemporel. Il nous parle, il nous est familier, bien des éléments que l’on y croise existent encore aujourd’hui : la prostitution, les cabarets, les bagarres qui dégénèrent, le culte du tatouage, les rêves de stars, les protecteurs qui les financent, les viols, l’inceste, les violences conjugales, l’alcoolisme… Tout ce qui fait la modernité, l’actualité de ce roman, confère un caractère éprouvant à ce récit, d’autant plus à une époque comme celle d’aujourd’hui qui prétend lutter moralement contre tout cela. Jeanne Rousselet elle-même ne peut échapper à son milieu, de par ce tatouage qui la lie à son bourreau et qui la flétrit bien plus que ses activités de prostituée. La misère impose son sceau à ces créatures. Elles peuvent s’échapper un temps, mais pas pour toujours. Il est vrai que mis à part le personnage de Louis Dupré, ouvrier modèle, amant doux et soumis, empreint de sentiments romantiques et de mansuétude, tous les nombreux personnages que Jeanne croise sont des êtres corrompus, vicieux, manipulateurs, experts en duplicités et en trahisons. Il n’y a pas de morale dans « Madame La Boule » car il n’y a pas de morale là où il n’y a pas d’argent. La morale n’a rien à y faire, et tout le monde oublie jusqu’à son existence. C’est le constat amer de l’écrivain, il ne nous donne foi en Jeanne que pour mieux nous la montrer échouant dans tout ce qu’elle entreprend pour fuir sa condition, et malgré cette bonne humeur et cet optimisme débordants qui ne la quittent jamais. Jeanne est vouée au malheur, comme toutes ses semblables. Oscar Méténier ne nous demande ni de la conspuer, ni de la pleurer – et pourtant, malgré tout, on la pleure. C’est là tout le génie de l’écrivain fidèle au dogme naturaliste. Il ne juge pas, il montre dans toute la précision du détail, la destinée fatale de personnes qui ne peuvent pas et ne pourront jamais se sortir de l’ornière, et nous fait suivre le chemi imaginaire qu’il s’est tracé, pour que nous en arrivions aux mêmes conclusions que lui, sans qu’il aut eu besoin d’en faire part.
Et quand la dernière page du livre se referme, la vérité se fait ainsi dans nos cœurs, d’une manière juste et sincère qu’aucun pamphlet, aucun discours, aucun précepte ne saurait égaler. Pour celui qui plonge dans ce roman, Jeanne Rousselet est inoubliable, ce livre incroyable qu’est « Madame La Boule » l’est tout autant, mais le lecteur doit être averti qu’une telle expérience littéraire confine émotionnellement au traumatisme, ou plutôt à une succession interminable de traumatismes. C’est un roman sublime, mais c’est un roman qui jette son lecteur à terre, le nez dans la boue, et où toutes les convictions personnelles sont malmenées, piétinées, réduites à néant, d’autant plus que, malgré soi, on emporte au fond de son âme quelques unes des souffrances odieuses qu’on a lues, et on les fait siennes. C’est le prix à payer pour la lecture d’un tel chef d’oeuvre.      

Comme dit plus haut, « Madame La Boule » est un roman au style très fluide, très visuel, bénéficiant du talent scénographe de son auteur. Quelques termes désuets ou quelques expressions argotiques oubliées peuvent surprendre le lecteur contemporain, mais en général, on comprend assez bien de quoi il s’agit. Pour être un aficionado des frères Goncourt, Oscar Méténier n’a pas adopté pour autant leur « écriture artiste ». Sans doute n’en avait-il pas le talent; quelques sérieuses fautes de français ou de maladroites répétitions d’adjectifs témoignent d’un écrivain peu enclin à se relire ou à chercher une forme parfaite. Oscar Méténier se préoccupait surtout d’être efficace en verbalisant de la manière la plus facile une histoire qu’il voyait de ses yeux, nourrie sans doute de beaucoup de ces anecdotes qu’affectionnait tant Edmond de Goncourt.  
Sur le plan strictement esthétique, Méténier avant tout un naturaliste qui s’efface derrière son récit, et ne veut délivrer aucun message. Chacun des chapitres de ce roman est absolument odieux, révoltant, déconcertant même, tant les bourreaux sont d’anciennes victimes ou vice versa. Oscar Méténier, montre, décrit, expose, dissèque. Le reste appartient aux lecteurs, et de toutes manières, les faits décrits ne sont pas de ceux qu’on lit d’un oeil indifférent. En fait, la sensibilité du lecteur est seule décisionnaire de sa capacité à digérer un tel récit.
« Madame La Boule », contrairement à ce qui fut prétendu en son temps, n’est pas un livre qui offense les bonnes moeurs, c’est un livre qui dévoile tout ce qui n’en relève pas, sans qu’il soit question de rédemption, de contrition, de justice immanente ou même de « happy end ». Fait extrêmement rare pour un roman de 1890, la religion est totalement absente du récit, aucun personnage n’est croyant, aucun personnage n’est moral, sinon suivant une perception très personnelle et souvent autocentrée de la morale. Pas de Dieu, pas de Bien, pas de Mal, chacun pour soi. Bien souvent, la vie de tous ces êtres ne tient qu’à un coup de chance ou à un coup de malchance, une rencontre opportune ou une rencontre malheureuse. De permanentes sensations d’impunité, de fatalisme, mais aussi de solitude et d’exclusion, entourent tous les figurants de ce récit, sans qu’ils y voient rien d’anormal. Seule Jeanne, au gré de ses expériences, veut s’élever dans l’existence, parvenir à un bonheur existentiel au fur et à mesure que ses yeux se dessillent, mais cette intention-là lui est sans doute plus un handicap qu’une vertu dans le monde clos où elle est née et auquel elle appartient.
Pour toutes ces raisons, comme pour la cruauté froide et ultra-violente de son intrigue, « Madame La Boule » est un roman propre à choquer les âmes sensibles ou vertueuses, les humanistes, et par extension tous les croyants et tous les défenseurs d’une idée humaine ou surhumaine du Bien. « Madame La Boule » n’est pas une oeuvre démoniaque ou maléfique, c’est une oeuvre lucide et désespérée, qui montre de manière atrocement convaincante des êtres à la dérive, ni heureux ni malheureux, souvent rendus inconstants par une existence précaire et chaque jour improvisée. C’est le récit d’un destin sans issue, sans lumière au bout du tunnel. Sur le plan psychologique, cela peut être très perturbant pour une personne fragile, et tout de même sacrément déprimant pour une personne qui ne l’est pas. Tout y est dérisoire et superflu : la vie, la mort, l’enfance, l’amour, le sexe, l’argent, la famille, les amis. Il n’y a rien à quoi se raccrocher, à part peut-être le rêve, mais encore faut-il pouvoir se permettre de rêver.
« Madame La Boule », c’est 440 pages dans un univers dénué de tout idéal, où vivre consiste simplement à faire n’importe quoi pour ne pas se laisser mourir. Il faut une grande solidité morale et psychologique pour emprunter le chemin que parcourt ce roman, et en ressortir intact. 

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