EUGÈNE VERNON – « La Demeure Enchantée » (1899)

vernonEdition originale de 1899.
– Je ne parle pas pour nous deux dont le centre de gravité est instable. Nous fouinerons partout. Nous jouerons avec nos nippes et notre langue le plus joliment que notre talent nous le permettra. Manière de nous illusionner sur l’importance de nos idées ! Peut-être à force de nous trémousser, nous finirons par décrocher la pierre philosophale, le truc d’être sage sans folies ! Je ne le crois pas. Nous vieillirons dans la peau de deux jocrisses, qui auront quelquefois pleuré de vraies larmes, qui auront déployé des dons de représentation, et qui n’auront servi aucun système. Georges Caprice et Geneviève nous mettront dans leurs poches. Leur excentricité sera plus considérable que la nôtre; ils seront unis dans une tendresse charmante qui poussera leur intelligence à un degré de passion que nous ne soupçonnons pas ! L’inconnu est dans l’amour et dans la tristesse !

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De ce romancier, on sait fort peu de choses… EUGÈNE VERNON (1872-1910), de son vrai nom Eugène Veek, fut avant tout un médecin, passionné par la littérature symboliste, et collaborateur actif à la Revue Blanche. Il laissa derrière lui quatre ou cinq œuvres qui restèrent confidentielles, même en leur temps. Il est mort prématurément à l’âge de seulement 38 ans. Des détails sur son décès ont été indiqués dans l’édition d’avril 1910 du Mercure de France. Ceux qui en ont connaissance peuvent toujours me communiquer les informations que l’on peut trouver sur l’auteur s’ils le souhaitent. De même, il n’existe sur le Net aucune gravure ou photo représentant cet écrivain. J’en inclurais une ici avec plaisir, si un lecteur possède une archive scannée.

« La Demeure Enchantée » est donc une œuvre qui s’inscrit dans la veine symboliste, non sans flirter ouvertement avec une morbidité pâmée, née de tourments amoureux adolescents et élitistes. Cette adolescente exaltée et ivre « d’orages désirés », pour reprendre l’expression de Chateaubriand, constitue l’ambiance principale de ce récit assez statique, et poussant parfois l’esthétique symboliste jusqu’à la caricature. Dans sa préface dédiée à Paul Adam, Eugène Vernon dit avoir voulu exprimé le « joug des affections » propre au jeune âge, définissant ainsi l’amour comme une « fenêtre sur l’existence, celle de laquelle on aperçoit le drame humain dans son ensemble ». Une ambition sans doute disproportionnée par rapport à la nature même du récit, à la fois tragique et frivole, et qui peut sembler aussi naïve que celle des personnages de ce roman.

On raconte ici les tourments et les déboires amoureux de jeunes gens d’excellente famille, lettrés, roublards, poseurs, noceurs, désireux d’aller jusqu’au bout de toutes les audaces tant qu’elles n’indisposent pas monsieur le curé. Nous évoluerons donc dans une ambiance de décadentisme chic, pratiquée par des jeunes gens qui ne côtoient les flammes de la damnation que pour mieux s’en faire des sensations de mort imminente, avant de conclure, blasés, que rien ne vaut une bonne soirée au coin du feu.
Georges Caprice et Bertrand Dessein (Ah, symbolisme des noms propres, quand tu nous tiens…On croisera aussi le professeur Papyrus, Véronique Hésitation, Mme de la Précepte, etc…) sont deux indécrottables amis, ayant grandi ensemble, butiné d’accortes luronnes dans l’adolescence, et sont enfin parvenus à l’âge vénérable de 23 ans, qui représente leur entrée dans l’âge d’homme. Tous deux sont fiancés : Georges à une demoiselle fort tourmentée par les élans de la chair, Germaine Nonette; et Bertrand à une autre jeune femme plus expérimentée, Christine d’Ambre, catin repentie dans le plus pur désir de mortification rédemptrice. Tous ces jeunes gens attendent plus ou moins l’heure du mariage pour consommer pleinement leurs unions, mais l’urgence de leurs sentiments et de leurs lubricités les plongent rapidement dans des situations psychologiques extrêmes. Germaine sait en tirer un avantage orgasmique que beaucoup de nos contemporaines lui envieraient : elle peut avoir un orgasme par simple concentration mentale.

Plus charnelle encore, Christine d’Ambre est en revanche nettement moins cérébrale, et sa relation avec Bertrand Dessein s’en ressent dramatiquement, quitte à ce que ce soit le romantisme dans son entièreté qui en prenne un fichu coup. Se donnant au premier venu, fut-ce un bûcheron dans la forêt, mais se refusant obstinément à celui qui la désire plus que tout, Christine d’Ambre place sa romance avec Bertrand dans le cadre d’une sexualité étonnamment libre et exacerbée pour l’époque.

Évoluant d’abord dans cette lubricité permanente, et moins fleurie qu’elle ne se prétend, Eugène Vernon va lentement se diriger vers une morbidité crue, prenant comme prétexte la mort brutale de Germaine Nonette, demoiselle un peu fébrile en dépit de ses talents auto-orgasmiques, que Georges Caprice dépucèlera in extrémis sur son lit de mort. Avec l’âpreté quasiment naturaliste dans laquelle il s’enlise pour décrire l’agonie de son héroïne, Eugène Vernon décrit une scène scandaleuse et mémorable. Alors que Germaine meurt, emportée par son dernier orgasme, Georges, assommé par le chagrin, tombe endormi au pied du cadavre. C’est là que le trouve Nez-Mouillé, le chien de Germaine, qui par un réflexe étrange, trouvant cet homme endormi au chevet de sa maîtresse morte, lève la patte et lui urine sur le visage.

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Peinture de Charles Mouzon

Après cette scène édifiante, où le Grand-Guignol et le grotesque se vautrent de concert dans le pathos, « La Demeure Enchantée » prend une tournure plus classique, et justifie son titre par la location d’une propriété au bord de la mer, la « Villa Harpalyce », située entre Trouville et Cabourg, demeure tout à fait enchanteresse où s’installent pour l’été la très oisive et fortunée Geneviève d’Avalanche, qui y convie son ami le jeune veuf Georges Caprice et une autre camarade libertine, Barbette, avec laquelle elle entretient d’amicales étreintes saphiques. Toutes deux se donnent bien du mal pour égayer Georges, moins mélancolique suite à la mort de Germaine que parce qu’il peine à donner une suite à cette prestigieuse tragédie. Il ne se sent surtout pas de force à aimer de nouveau, et recommande d’ailleurs à ses deux hôtesses de se tenir loin des choses du cœur. Peine perdue pour Geneviève, qui se sent de plus en plus un tendre penchant pour Georges, qu’elle parvient peu à peu à émouvoir. Lorsque les deux jeunes gens quittent la villa pour revenir sur Paris, ils sont fiancés, sans pourtant que Georges se sente véritablement amoureux. Épris de tendresse et de tranquillité, il fait le choix du confort et de la constance à la passion irraisonnée. Une situation que peine à accepter son ami Bertrand Dessein, lequel, à la faveur d’une infidélité de passage, a rompu ses fiançailles avec Christine d’Ambre. Il espérait bien reprendre son papillonnage amoureux aux côtés de son vieil ami, mais reste interdit et quelque peu méprisant face à la retraite timide et bourgeoise que prend Georges Caprice. Un certain froid règne entre les deux amis, que Geneviève tente de tempérer en présentant Barbette à Bertrand Dessein. Entre la bisexuelle libertine et le séducteur violent, le courant passe diablement et, contre toute attente, leur inspire à tous deux un amour exclusif et apaisé. C’est presque malgré lui que Bertrand se fait enlever par Barbette, et va se terrer avec elle dans un petit chalet des Alpes, où tous deux tentent d’analyser ce qui leur arrive, non sans une certaine poésie, même si l’on peine à saisir comment la rencontre de deux libertins peut déboucher sur un projet commun de vie en couple au coin d’une cheminée.
Étrange prise de conscience moralisatrice, à la faveur quelque peu candide de l’immanence des montagnes. Si l’idéologie ici s’inscrit assez dans la pensée rédemptrice chrétienne, elle a le mérite de prendre une forme assez originale, poétique, truffée des bizarreries propres à Eugène Vernon.
Comme on pourra s’en douter, le roman se termine, de manière très lumineuse, par le double mariage des deux couples, dans une passion résignée, brusquement maturée, pour la monotonie à deux si tellement pleine de surprises (si on s’en tient au discours de Barbette). Quant à Christine d’Ambre, prisonnière de son amour pour Bertrand, qu’elle ne parvient pas à oublier, elle termine sa vie dans la solitude et l’isolement. Les dernières lignes du roman se veulent un éloge dithyrambique à la vieillesse partagée, une perspective bien naïve mais qui apparaît déjà plus mélancolique lorsque l’on sait que l’auteur, fauché à la fleur de l’âge, n’a pas eu l’occasion de vérifier le bien-fondé de son idéal.

« La Demeure Enchantée » n’est pas à proprement parler un très bon roman, mais c’est un livre attachant, jamais ennuyeux, émanant d’un auteur sincère et consciencieux qui s’attaque à la tâche éminemment difficile de faire un récit moral qui ait toutes les apparences de l’immoralité la plus totale. L’ambition était grande, trop pour Eugène Vernon qui n’était pas un narrateur suffisamment maîtrisé pour rendre crédible un tel récit. Son roman est plus improvisé que réfléchi, et la psychologie de ses personnages, trop brutalement changeante, en souffre quelque peu. Pourtant, le livre possède le charme de son époque et bénéficie de quelques tirades et de plusieurs passages nettement plus inspirés que le reste, qui témoignent encore aujourd’hui d’un talent maladroit, inégal, mais néanmoins réel. S’il n’avait pas été aussi soucieux de devenir un élève modèle dans sa classe symboliste, Eugène Vernon aurait pu faire un écrivain tout à fait atypique et fascinant. C’est surtout en collant à ce style littéraire, et en y collant de manière biscornue, qu’il nuit à la crédibilité de son propre récit. Néanmoins, « La Demeure Enchantée » est une lecture plaisante et originale, qui surprendra agréablement les nostalgiques de la Revue Blanche.

Un Siècle Plus Tard

Sur le plan rhétorique, Eugène Vernon a une écriture sobre, nerveuse, peu descriptive et moyennement contemplative. En dépit de quelques archaïsmes et de récurrentes bizarreries personnelles, son style sera tout à fait familier à des lecteurs habitués à des livres plus modernes. On y trouve en outre de nombreux dialogues et un certain goût pour le tirage à la ligne.
Eugène Vernon est un auteur symboliste. Sa pensée s’inscrit dans un Christianisme un peu tourmenté, dans l’esprit de Joris-Karl Huysmans, sans pour autant s’attarder sur les cultes ou sur l’histoire des saints. Sa foi religieuse est essentiellement métaphysique, et il n’en fait ici aucun réel prosélytisme.
La quasi-intégralité du récit ne concerne que des rapports sentimentaux entre les personnages, sans aucun contexte historique ou politique. Ce roman pourrait donc être transposé à n’importe quelle époque, et donc aucune connaissance de la Belle-Époque  n’est nécessaire pour le lire.

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